Ou comment 4 projets architecturaux peuvent éclairer nos attitudes managériales
Leçon d’architecte n°2 (Shigeru Ban) : apprivoiser la complexité ?
1ère partie
J'ai eu la chance d’être le maître d’ouvrage de plusieurs grands projets architecturaux et, avec mes équipes, de mener des compétitions puis de diriger la production de ces ouvrages emblématiques. Le programme de cette série d’articles est de prendre l’image iconique du « premier dessin » de l’architecte, pour en tirer une illustration d’attitudes professionnelles face à un problème à résoudre. Ces premiers dessins sont donc des sources d’inspiration, pour éclairer une autre matière : celles des comportements humains et du management des projets. Aujourd’hui Shigeru Ban, associé à Jean de Gastines, pour la Seine Musicale de l’ile Seguin à Boulogne-Billancourt, sont nos guides !
Lorsque vers la fin 2012, nous avons constitué notre équipe pour répondre au concours de la concession de la Seine Musicale, lancé sur l’ile Seguin par le département des Hauts de Seine sous la houlette énergique de Patrick Devedjian, nous avons finalement décidé, après avoir évoqué et rencontré de nombreux architectes, de retenir Shigeru Ban et Bernard Tschumi (c’était une consultation qui demandait au premier tour deux propositions architecturales distinctes par candidat). Le projet de Shigeru Ban a été choisi par le département pour les phases suivantes du concours puis, comme on le sait, notre équipe l’a emporté.
Je me souviens, à titre d’anecdote, que nous rencontrions les architectes que nous avions short-listés, sur place – alors une île en friche que seul le pont Renault historique raccordait aux rives – tant nous importait d’observer et de ressentir leur réaction au site. Certains ne pouvaient pas venir… Tant pis ! On n’a pas tous les jours la chance et la responsabilité de devoir occuper la pointe aval d’une ile cintrée dans un lent méandre de la Seine, et glissée entre une rive récemment ré-urbanisée et plate (Boulogne-Billancourt) et un côteau boisé (Sèvres).
Ce que nous avons perçu d’eux à ce moment-là, de leur manière spontanée d’entrer – ou pas – en résonance avec ce lieu unique – leurs enthousiasme, sincérité, poésie et bien d’autres choses plus impalpables – ont fait notre choix. C’était une méthode de décision peut-être insatisfaisante, sans doute injuste, mais le site nous l’avait dictée. Dans le dernier carré, nous avons choisi au feeling.
L’équipe complète finalement constituée, voici notre candidature agréée, et nous recevons le cahier des charges. Le travail commence. Nos deux architectes « concurrents » travaillent en tunnel, et nous avons d’ailleurs dédoublé nos propres équipes pour leur garantir la confidentialité. Je ne saurais dire précisément à quel moment Shigeru Ban et son associé pour la France, Jean de Gastines, nous ont montré les dessins ci-après, mais cela est arrivé assez tôt. Je ne pense pas que nous ayons vu beaucoup d’autres choses avant ces schémas – peut-être même rien du tout.
C’est l’une des caractéristiques frappantes de SB : il digère le cahier des charges, chemine, se renseigne, puis élabore son projet en silence et conçoit mentalement le palais tout entier. Le premier dessin montré est le résumé didactique d’un ensemble déjà bien abouti.
Je ne m’aventurerai certes pas dans un commentaire de l’architecture de Shigeru Ban, mais je retiendrai seulement pour les besoins de cet article qu’elle me paraît à la fois non orthodoxe – voire iconoclaste – et pourtant extrêmement méthodique. Shigeru cherche sans doute l’efficacité avant tout – c’est en tout cas ce qu’il dit – mais, s’écartant des solutions toutes faites, c’est souvent l’originalité qui se trouve au bout de son crayon : par des formes inhabituelles, des objets structurels qui servent plusieurs fonctions etc. Cette tabula rasa peut aboutir à des propositions qui surprennent l’œil, et à des systèmes structure-enveloppe fort complexes.
Je n’ai jamais eu la chance de visiter l’agence de Shigeru à Tokyo. Mais l’agence parisienne, qui est assez petite, frappe par une atmosphère très spécifique de concentration, de silence et presque de recueillement. On entre et on s’avance, comme on le sait de l’architecture japonaise traditionnelle, avec le sentiment de traverser des seuils invisibles. Une ferveur respectueuse entoure Shigeru lui-même, d’une manière d’autant plus frappante que lui-même est accessible, souriant, à l’écoute et très attentionné bien que relativement impassible.
Je crois qu’il élabore ces projets d’une manière assez solitaire. A l’époque où nous discutions, il m’avait confié que loin de souhaiter se développer, il envisageait de réduire le nombre de projets étudiés, car on ne pouvait contenir trop de projets dans une seule tête.
Les projets de Shigeru sont d’abord conçus en détail dans son esprit ; ensuite seulement, il les schématise dans un de ses curieux dessins colorés, presque naïfs. La suite du développement du projet prouvera ensuite que ce n’étaient pas que des intentions – mais un tout qui, même s’il ne montrait pas ses détails techniques, les avait déjà profondément envisagés.
Plus précisément, je suis frappé par le contraste apparent entre ses architectures souvent complexes, en tout cas non conformistes, et la limpidité presqu’enfantine de ses croquis. Il me semble que cela est révélateur d’un sujet qui intéresse beaucoup les managers que nous sommes : comment Shigeru Ban apprivoise-t-il la complexité ? Comment la rend-il intelligible sans l’appauvrir ? Comment est-elle créative ?
En partie par des dessins d’enfant, et je dis cela avec le plus grand sérieux... Face à la complexité, Shigeru Ban ne réagit pas en « machine » cherchant à modéliser entièrement le problème et sa solution. Il ne cherche pas à tout dire, à tout traiter au même niveau d’importance. Il est à mille lieux des maquettes numériques[1] et autres léviathans digitaux, dont il considère – c’est lui-même qui le dit – que ce sont des "boîtes noires".
Il ne cherche pas non plus à verbaliser une expression conceptuelle de son projet – pour l’avoir tenté avec lui, je pense pouvoir affirmer que cette approche lui répugne. C’est d’ailleurs un fort mauvais orateur dans un concours ! Les projets pour Shigeru Ban se vivent, ils ne se commentent pas.
Alors donc, il simplifie ? Eh bien, pas vraiment non plus. Simplifier son projet serait, par exemple, de produire une de ces perspectives numériques parfaitement léchées, dont tout le monde raffole, et qui en réalité dépendent entièrement de points de vue, de déformations choisies, de reflets et de textures artificielles, et qui ne fournissent qu’une illusion de réalité. D’ailleurs, nombre de ces perspectives, méconnaissant ladite réalité technique, se verront rattrapées ultérieurement par des détails d’autant plus grossiers qu’ils n’avaient pas été pensés en temps et en heure par l’architecte… Bref. – Ou, à l’inverse, d’exposer ces coupes hyper-techniques, parfaitement alignées sur des files ou des trames, où tous les organes figurent, auxquelles la modélisation numérique nous a habitués...
SB fait tout autre chose. Ses rendus sont explicites malgré des solutions parfois inusuelles, malgré leur audace… parce qu’il emprunte le langage des enfants. Il semble regarder l’objet sous plusieurs plans/angles à la fois, et il le hiérarchise subjectivement. Et c’est ce qui rend intelligible leur complexité !
La transposition au domaine du management est profonde et multiforme … Tout d’abord, rappelons qu’Edgar Morin définit la complexité comme le mélange de l’ordre et du désordre. Nos décisions tentent d’organiser ce désordre, nos actions cherchent à y implanter notre ordre.
Mais elles n’ont sur lui qu’une prise partielle. Pire, elles sont minées de l’intérieur : car l’Action en elle-même est infiniment complexe et ses résultats, parfois bien involontaires… Ce que constatera tout observateur s’intéressant à la manière dont les décisions en entreprise sont appliquées, ou rendues inefficaces ; voire aboutissent au contraire de l’intention initiale !
En tant que managers, nous savons bien que nous évoluons dans un monde complexe, relativement imprévisible. Les clients, les concurrents, nos organisations, la psychologie de nos collaborateurs, les biais de nos patrons ou les stratégies de nos actionnaires (ou l’inverse !), tout cela forme un système qui n’est pas modélisable. Comme toutes les combinaisons du monde réel, notre environnement se caractérise par le fait que l’évolution du système global reste chaotique. La théorie du chaos nous a d’ailleurs appris que les systèmes complexes sont imprédictibles, bien que déterminés par des éléments dont le comportement individuel est parfaitement descriptible, mais en grand nombre et interdépendants.
Cependant l’entrepreneur, de même que tout manager « sain », doit et veut d’abord réussir ce qu’il entreprend. Alors ?..
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Face à cette incertitude fondamentale, le manager peut être tenté par l’autoritarisme. Simplifier le sous-système qui se trouve sous ses ordres, au point d’en faire une courroie de transmission. C’est bien sûr une illusion ; il n’est que de voir comment, dans les comités de direction de ces autocrates, la vérité n’est plus dite, pour comprendre que les vrais problèmes ne sont par conséquent plus traités là. Tout devient jeu de pouvoir et de cache-cache. Les problèmes et les risques ne sont plus révélés, sauf quand il est trop tard ; la tour de contrôle devient tour d’ivoire.
Une manière inverse de gérer la complexité est la recherche du consensus : puisque personne ne sait quoi faire, au moins soyons tous d’accord sur ce qu’il ne faut pas laisser faire ! On voit la limite de la méthode : le compromis mou l’emporte, voire l’absence de décision ; les décideurs sont neutralisés, les manipulateurs triomphent ; tout cela est gravement inefficace dans les temps difficiles, les moments d’orientation forte de l’action, la confrontation aux risques réels.
On pourrait encore citer une autre stratégie : l’inflation des procédures qui, lorsqu’elle est excessive, et qui plus est impérative, relève toujours du même désir d’évacuer le désordre du monde complexe. Et lorsqu’il faut constater que la complexité des choses résiste fondamentalement aux process, vient alors le temps de la conformité, au mauvais sens du terme : on recherche l’apparence de l’ordre, pour cocher les cases de référentiels normés.
Et il y a bien d’autres tentations pour faire semblant d’évacuer la complexité, plutôt que de l’affronter…
Comment le manager peut-il s’inspirer des croquis de Shigeru Ban, dans sa quête pour apprivoiser la complexité du monde qui l’entoure ?
Le premier élément de réponse que nous suggère Shigeru Ban est de ne pas nier la complexité. Les solutions formelles que propose cet architecte ne sont pas simples. De même, le manager peut assumer vis-à-vis de ses équipes l’existence d’une certaine complexité (du marché, des concurrents, des ressources de l’entreprise, de son positionnement, de son organisation etc.)… du moment que la décision reste l’acte qui permettra, sinon de dissoudre celle-ci, du moins d’y tailler un chemin. Trop simplifier donne une image fausse des difficultés à résoudre et enferme toute une entreprise dans une vision idéale mais lénifiante, ou dans le sentiment qu’on lui cache les vrais problèmes (qu’elle pressent).
Le second élément est de toujours opposer à la complexité brutale des choses – qui peut être angoissante – une véritable lecture stratégique, la nôtre en propre, et qui est la boussole de notre action. Un dessin de SB est davantage une stratégie d’action qu’un résultat fini, tel que le serait, par exemple, une perspective trop léchée. De même, l’action du collectif que le manager dirige sera d’autant plus fédérée et motivée qu’elle se comprendra au regard d’une stratégie, faisant sens aux yeux de tous. Cette stratégie d’entreprise est ainsi une clé d’interprétation du désordre. Aux collaborateurs, mais aussi aux clients, elle fournit une sorte de méthode, qui ne nie pas la complexité, mais qui propose une manière de se projeter dans le futur avec elle.
La troisième suggestion est de ne pas pour autant partager toute la complexité. En en tous cas pas dans sa brutalité désordonnée. Au contraire, SB propose par ses dessins une décantation à la fois raisonnée et dédramatisante de la complexité. Cela me paraît une excellente définition du rôle d’un manager. En réalité, l’architecte a d’abord longuement mâchonné le problème, avant de revenir avec une vision qui le hiérarchise, le « dé-fige » et le présente d’une manière dynamique. Un dessin de Shigeru vous propose de partir avec lui dans un voyage. De même, le dessein d’un manager filtre les éléments les plus angoissants et propose une véritable projection sur l’avenir. Positive, cinétique, raisonnablement sincère, elle crée de la confiance. Elle n’est peut-être pas la seule solution, ni même la meilleure théoriquement, mais elle met en marche, et répond aux moyens disponibles.
Avez-vous remarqué comme les croquis de SB montrés ici rappellent ceux de Saint-Exupéry ? Par exemple, la proue ellipsoïdale de la Seine Musicale est toujours présentée dorée de soleil : celui-ci tourne autour d’elle, la voile photovoltaïque en suit la course… C’est limpide, tendre, et le projet s’enrichit d’une valeur affective. L’analyse intellectuelle n’est qu’un espace en deux dimensions, auquel doit s’associer la profondeur de l’émotion. De même, le manager doit susciter du désir pour le projet qu’il incarne ; il peut (et, à mon avis, il doit) assumer la dimension subjective des choix et des propositions sur la table, à condition bien entendu de rester raisonné. Humaniser la complexité et donner envie : voilà à mon avis une leçon de management essentielle.
Je vois un dernier enseignement managérial, un peu tiré par les cheveux j’en conviens, dans un dessin de Shigeru Ban : si plusieurs points de vue simultanés sont présents, si certains objets ont une double fonction, ne peut-on en tirer une illustration de l’idée que face à la complexité du monde, il est utile de conjuguer les vues et les pensées ?
Il y a bien d'autres choses à dire quand on aborde la question passionnante du management de la complexité, et de son potentiel créatif. Arrêtons là pour aujourd'hui... La suite dans l'épisode 3 !
[1] Ses équipes, elles, travaillent avec tous les outils les plus modernes, évidemment.
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