Ou comment 4 projets architecturaux peuvent éclairer nos attitudes managériales
Leçon d’architecte n°1 : mettre l’Histoire en marche
J'ai été le maître d’ouvrage de nombreux architectes, souvent en commençant par répondre ensemble à des concours, ce qui créait entre nous des relations de partenariat. En particulier, nous avons eu, avec mes équipes, l’extraordinaire opportunité de mener des compétitions puis de produire des ouvrages aussi divers et emblématiques que le Palais de Justice de Paris, avec Renzo Piano et Bernard Plattner (RPBW), l’Hexagone militaire de Balard, avec Nicolas Michelin et Cyril Tretout (ANMA), Pierre Boltz et Jean Mas (Atelier 2-3-4) et Jean-Michel Wilmotte (JMW & associés), la Seine Musicale de l’ile Seguin avec Shigeru Ban et Jean de Gastines, le zoo de Paris, avec Jacqueline Osty (Osty et associés), Bernard Tschumi et Véronique Descharrière (BTUa), et bien d’autres encore.
J’ai eu la chance d’aborder à la fois ces grands projets et ces grands architectes ou urbanistes une fois la quarantaine passée, après de nombreuses années de maîtrise d’ouvrage plus courante, ayant ainsi appris « sur le tas » à lire une architecture et à aimer les architectes. Dans le groupe de BTP où j’opérais, on entretenait souvent, jusqu’au plus haut niveau, des relations un peu gênées avec cet intervenant, dans un curieux mélange de défiance et de soumission. Au contraire, j’ai pu entrer dans une relation égalitaire et de soutien réciproque (et exigeant), qui est souvent devenu une amitié. Ce sont d’excellents souvenirs, et qui me manquent un peu…
Il m’a ainsi été donné de faire quelques pas dans le laboratoire mystérieux de la « fabrique » de l’architecte, en particulier ce moment fascinant où il est en pleine recherche, au début d’un projet. Le programme de cette petite série d’articles est de prendre l’image iconique du « premier dessin » de l’architecte – schéma didactique, fulgurance peu intelligible, ou synthèse déjà accomplie, – pour en tirer une illustration d’attitudes, notamment dans le milieu professionnel, face à un problème complexe à résoudre, – qui sont au fond des attitudes de vie.
Évidemment, c’est d’une manière un peu volontariste que j’utilise ces « premiers dessins » (avec guillemets, car rien n’indique qu’ils soient réellement les premiers[1]), retrouvés dans mes archives, pour illustrer les thèses de management que nous développons depuis plusieurs années avec Mathieu Maurice : notamment ce qui rend fertile une décision, une organisation humaine ou un projet.
J’aurais également pu évoquer de nombreuses collaborations avec d’autres architectes, qu’il a été tout aussi extraordinaire de côtoyer – qu’ils soient aussi connus ou moins. Qu’ils ne m’en veuillent pas.
Enfin, il faut préciser que les architectes conçoivent parfois une méthode d’approche différente pour chaque projet. Leur innovation est aussi procédurale. Je les saisis donc ici dans un moment particulier, avec des conclusions qui pourraient totalement s’interchanger sur d’autres projets.
Aussi, les commentaires que je tire de ces « premiers dessins » ne prétendent pas épuiser ni même sonder très sérieusement leur « fabrique », qui conserve tout son mystère. Mais si je n’ambitionne pas d’en dire « la vérité », ce seront, au long de ces articles, des sources d’inspiration, qui permettent d’éclairer une autre matière : celles des comportements humains et du management des projets.
Pour ce premier article, commençons par éclaircir pourquoi ce mythique « premier dessin » peut illustrer des attitudes utiles et des stratégies efficaces, en vue de solutionner une problématique, prendre une décision, ou faire adhérer des parties prenantes à un projet. Pour cela, il faut un instant revenir sur ce qu’est cet étonnant métier d’architecte.
L’architecte est confronté à de multiples injonctions et demandes, émanant d’horizons différents : le programme du (ou des) client(s), le contexte urbain, mais aussi géographique, historique et social, les pratiques réelles et les chances d’appropriation par les futurs usagers, qui sont pléthore et vont bien au-delà des futurs habitants du programme, les exigences environnementales, les règles d’urbanisme, la technique de la construction, les coûts, tant de construction que d’exploitation, sans oublier l’égo des décideurs… Etc[2].
Non seulement ces injonctions variées sont contradictoires, ou du moins concurrentes, mais en plus l’architecte les aborde avec la ferme intention de les couler dans sa propre cohérence, et en particulier avec la volonté d’en faire du « beau » et du « bon », selon son exigence personnelle, notamment esthétique.
De ce matériau hétéroclite, qui plus est saturé de non-dits, il va tirer une organisation spatiale et fonctionnelle répondant aux attentes, produisant une valeur esthétique et une émotion, et capable d’emporter l’adhésion des parties prenantes.
Cela parait presque impossible à réussir. C’est pourtant la situation que cet athlète de l’intégration et de la synthèse va devoir démêler à chaque fois, et particulièrement pour un grand projet atypique, tels que les programmes publics majeurs que j’ai cités plus haut.
Or justement, l’idée de « synthèse » est inappropriée, ou du moins trop limitative, si l’on considère celle-ci comme le résultat d’une approche purement déductive du problème : en effet, vouloir uniquement combiner les éléments, jusqu’à trouver la solution qui répondrait le moins mal à tout, serait à coup sûr se condamner au compromis boiteux, quand bien même serait-il le moins mauvais possible. – Et ce n’est donc pas ainsi que procède le bon architecte.
L’architecte ne peut pourtant pas davantage, comme le fit, dit-on, Alexandre le Grand face au problème insoluble du nœud gordien, prendre son glaive et trancher dans le vif (au sens littéral)… Car il doit quand même contenter ses clients !
Plus qu’une synthèse, le problème complexe exige un véritable dépassement de ses constituants pour réussir à imaginer, et proposer une solution qui parvienne à le transcender. Souvent, le projet proposé par un architecte ne répond pas littéralement et point par point aux questions telles qu’elles étaient posées. Mais il permet à chaque partie prenante de s’approprier la solution proposée en y retrouvant ses petits.
L’architecte dégage ainsi une cohérence qui éclaire et qui démêle le problème en proposant à toutes les parties prenantes un chemin : celui qui leur permettra, si elles veulent se l’approprier et le suivre, de trouver elles-mêmes à satisfaire leur besoin particulier.
Le projet n’est pas à proprement parler une synthèse, en tout cas pas celle que réaliserait un ordinateur, qui serait le moins mauvais compromis des contraintes pondérées, prises littéralement et exhaustivement : il est une proposition active, capable d’accueillir le projet particulier et les désirs de chacune des parties prenantes ; et c’est ainsi qu’il met en marche ces différents acteurs, à l’intérieur de son espace de proposition.
Il y a bien finalement quelque chose d’Alexandre le Grand là-dedans. Le nœud gordien, selon la légende des anciens grecs, se trouvait à Gordion (actuelle Yassıhüyük, selon Wikipédia), située au centre de l’Asie mineure et appartenant à l’Empire Perse. Attaché au char du roi Midas, il présentait la particularité d’être « sans commencement, ni fin apparente », ce qui rendait la tâche de le dénouer impossible. Celui qui y parviendrait serait appelé à régner sur toute l’Asie. Alexandre fut passionné par cette énigme mais ne la résolut pas de manière conventionnelle : il trancha le nœud d’un coup de glaive.
Alexandre se déclara confirmé par la prophétie (avec, selon la propagande de l’époque, forces éclairs et coups de tonnerre confirmant l’assentiment des dieux), et l’effet de ce « dénouement » au symbolisme frappant, fut tout simplement de mettre l’Histoire en marche.
Selon notre terminologie habituelle, Mathieu Maurice et moi-même qualifierions l’acte d’Alexandre de « décision fertile », parce que mettant en mouvement les parties prenantes. Eh bien, c’est exactement cela qu’est un projet d’architecte.
La transposition dans le domaine du management est aisée. Il y a plusieurs manières d’aborder une situation complexe. La méthode purement déductive, qui suppose que les données du problème soient parfaitement posées (ce qui est rarement le cas), risque d’enfermer le manager dans une recherche sans fin, n’aboutissant sur rien de concluant. La méthode autoritaire, qui tranche le nœud gordien, peut débloquer une situation et remettre tout le monde en marche – utile donc, mais il ne faut l’employer qu’à bon escient. Lorsqu’il devient un mode de management, l’autoritarisme stérilise les talents et crée uniformité et sous-adaptativité.
Et ainsi, pour débrouiller la complexité, le manager sera souvent bien avisé de mêler une bonne analyse et une approche pro-active : projeter un scénario de l’avenir crédible et inspirant (avec un bon « story-telling », évidemment sans cynisme) ne résoudra certes pas tout ab-initio, mais mettra les parties prenantes en mouvement en les lançant sur une voie riche d’opportunités. Et en leur permettant d’habiter cette vision et d’en devenir les acteurs et les co-rédacteurs, on s’apercevra que les parties prenantes généreront leurs propres solutions au fur et à mesure.
Et la conquête de l’Asie mineure pouvait commencer…
[1] C’est l’architecte qui décide de ce qu’il montre et quand. Il s’agit donc du 1er dessin montré. Et encore est-il possible que ma mémoire me joue des tours. Il arrive qu’un dessin plus tardif mais volontairement simplifié, exécuté dans un style presque primitif, devienne a-posteriori une sorte d’icône du projet, que l’on a plaisir à reprendre en s’émerveillant – à tort – que tout ait été « déjà là » ! Heureusement, ce n’est pas grave dans le projet de cette chronique : c’est même une situation qu’il sera intéressant de décoder, dans l’article adéquat. [2] De nos jours, les éléments composant les « données d’entrée » d’un projet d’architecture au sens large, se multiplient et se ramifient considérablement.
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